Il est difficile d’établir une chronologie précise d’une évolution sociétale dont les courants se caractérisent par leur éclectisme. Car, nous l’avons vu dans les précédents bulletins culturels, les origines du naturisme sont diverses.
Prétendre découvrir précisément l’origine de conceptions, leurs aspirations, comment et quand elles ont évolué est une véritable gageure. Sans compter qu’entre les théories et les pratiques, apparaissait souvent des différences. Quelques dates permettent toutefois d’établir une chronologie des événements.
En 1743, Théophile de Bordeu, fondateur du courant médical « vitaliste », soutient sa thèse à la faculté de médecine de Montpellier. Ce jeune médecin sera le premier à employer le mot « naturisme » dans ses œuvres le préférant à « animiste » trop axé sur la primauté de l’âme. Il l’emploie tout d’abord dans son livre publié à Liège en 1768 « Les Recherches sur l’histoire de la médecine ».
La thèse naturiste que soutient Théophile de Bordeu suppose que la nature soit à la base du vivant, aussi bien en ce qui concerne les maladies que ce qui nous maintient en vie. Cette science fait de l’organisme le siège de la manifestation vitale en refusant le dualisme de l’âme et du corps. Elle se détache de l’animisme aux connotations trop spirituelles et insuffisamment modernes selon lui. Dans son analyse, la vie est maintenue non plus par l’âme, comme dans la pensée vitaliste, mais par la nature elle-même. Il convient, pour la préserver, de se référer à elle. Il s’agit de prendre la nature pour guide, d’où le mot « naturisme ». Ici, « nature » équivaut à notre nature intérieure, soit la force vitale qui nous maintient en vie.
Théophile de Bordeu s’oppose aux expériences qui en disséquant les corps les sortent de leur contexte naturel, prônant l’observation des maladies et leurs effets sur les organismes pour apprendre. C’est une médecine d’observation, aussi appelée expectante, qui tient compte des prédispositions des malades (environnement, âge, sexe, etc.).
Le postulat naturiste veut que la plupart des maladies finissent par guérir d’elles-mêmes. La fièvre est considérée, par exemple, comme une réaction bénéfique du corps pour lutter efficacement contre les maladies. Il en ressortira plus fort. La nature œuvre comme une force médicatrice telle que le précepte hippocratique « vis naturae medicatrix ». Chez les vitalistes, cette force vitale était l’âme, ici, ce sont tous les organismes vivants qui ont en eux cette propension à maintenir la vie. La maladie est considérée comme un effort de l’organisme pour se libérer d’un mal et retrouver la santé. Cette médecine expectante tend à un scepticisme vis-à-vis des traitements thérapeutiques utilisés à l’époque comme la saignée, l’antimoine, les applications de mercure, de quinine ou de poudre de cantharide. Toute intervention est susceptible d’interférer dans ce processus naturel de guérison. Il valait mieux laisser la nature agir plutôt que de dégrader un état physique déjà fragilisé par la maladie.
Arnaud Baubérot, dans son ouvrage « Histoire du naturisme », affirme qu’il était peu probable que des médecins se qualifiassent alors de « naturistes », comme pouvaient le faire par contre les empiriques ou les vitalistes. C’est une des raisons pour lesquelles on trouve peu de textes de cette époque qui parlent de « médecins naturistes ». Les qualifications d’« hygiénistes », ou plus globalement de « vitalistes », seront plus couramment employées pour les désigner.
La médecine des Lumières se basera sur ce concept de nature médicatrice pour décrire les organismes vivants mais au milieu du XIXe siècle. Le milieu médical et la Faculté de Montpellier lui préfèrent une conception physiologiste et se détachent du concept de nature intelligente et consciente. La médecine expérimentale dépasse définitivement les préceptes vitalistes. Lors de ce demi-siècle, la formation du corps médical s’améliore et accentue ces changements. La médecine acquiert une position sociale respectable.
Vers 1860, tous les domaines de la science réalisent des progrès considérables. Le corps humain et son fonctionnement interne sont démystifiés. La chimie commence à s’accaparer la science, c’est une médecine de laboratoire.
L’eau et le soleil à la base du naturisme
Un courant de scepticisme, vis-à-vis des thérapies classiques, naît en Europe, qui coïncide avec l’apparition des premiers établissements de cures d’hydrothérapie à partir de 1830. Dès 1840, le Dr Gillebert-Dhercourt, directeur d’un centre d’héliothérapie à Nancy, insiste sur la nécessité de coupler séances de bains froids et activités physiques en pleine nature, suivies d’une alimentation équilibrée.
« Née dans le sillage du naturisme médical, l’hydrothérapie reposait sur la conviction que la force des éléments naturels pouvait se montrer propre à seconder l’action de la nature médicatrice interne au corps humain et responsable tant de la préservation que du rétablissement de sa santé. »
L’hydrothérapie prend tellement d’importance qu’il devient nécessaire de l’encadrer par des organisations, comme la Société d’hydrothérapie et d’hygiène, créée par le Dr Schmitz en 1841 ou l’Association internationale des médecins kneippistes, en 1894. En 1861, l’hydrothérapie est enseignée à l’université de Vienne par le Dr Winternitz.
Le milieu médical français reçoit avec bienveillance l’hydrothérapie au sein de la médecine des Lumières, car l’usage de l’eau froide n’est pas nouveau. Il a été introduit en France dès le XVIIIe siècle, à la suite du déclin progressif de l’usage de l’eau chaude et de la vapeur dans les bains publics. Il est d’autant mieux accueilli en France qu’il se rapproche des convictions vitalistes qui lui sont complémentaires. Durant plusieurs siècles, on attribuait à la chaleur la capacité à fluidifier les humeurs. L’abandon de ces conceptions humorales au début du XVIIIe siècle fait place à une nouvelle forme de propreté, au travers de laquelle l’hydrothérapie se développera durablement. Au XVIIIe siècle, on reproche à l’eau chaude d’être immorale : elle ramollit les corps, les rend lascifs, flasques et fatigués quand elle n’est pas l’occasion de quelques débauches. L’eau chaude rend la nation et ses sujets faibles car elle les endort dans un luxe décadent. On voit ici poindre la notion de dégénérescence qu’on retrouvera dans les discours de Kienné de Mongeot au début du XXe siècle.
Ces nouveaux courants de pensée hygiénistes représentent également un terrain favorable à une émancipation du corps. Les bidets, puis les baignoires, apparaissent dans quelques hôtels et chez quelques familles fortunées. Cela dit, comme le souligne Vigarello dans « Le Propre et le sale », la propreté n’acquiert pas encore la signification qu’elle a aujourd’hui. Elle ne concerne qu’une élite et le bain est utilisé avec beaucoup de précautions.
Cet hygiénisme médical est tout autant un retour aux traditions hippocratiques qu’une critique sociétale. Au cours du XVIIIe siècle, nous nous éloignons de plus en plus de tout artifice, en opposition au code aristocratique. L’habit n’est plus l’unique rempart pour se défendre des miasmes. Le corps, débarrassé des fards et autres poudres, permet de libérer des forces vitales pour subvenir à sa propre survie. Il en est plus fort et dynamique.
« Être propre va consister bientôt à se débarrasser de ce qui fige et contraint l’apparence au profit de ce qui la libère »
La médecine évoluant, le cadre thérapeutique de l’hydrothérapie s’adaptera à son tour au positivisme de la physiologie, notamment avec Louis Fleury au milieu du XIXe siècle, permettant à celle-ci d’être mieux acceptée par les académies. Vers 1853, avec la Société d’hydrologie médicale de Paris, les médecins hydrothérapeutes se rapprochent des promoteurs du thermalisme créant ainsi un corpus hygiénique à visée sociale donnant naissance à la physiothérapie. Les différentes méthodes de régénération de l’être que sont l’aérothérapie (cure d’air en montagne), l’héliothérapie, la climatothérapie et l’hydrothérapie conduisent le milieu scientifique à réfléchir sur les propriétés de l’air marin. Cette conjugaison de thérapies donnera naissance à la thalassothérapie moderne pour lutter, dans un premier temps, contre des pathologies chroniques comme rachitisme, tuberculose, phtisie pulmonaire ou scrofule. La kinésithérapie, la radiumthérapie et l’électrothérapie rejoindront par la suite ce corpus thérapeutique pour créer un ensemble de traitements physiques naturels.
Tout en se démarquant des premières pensées vitalistes et en se conformant aux canons de la médecine moderne, ces traitements avaient toujours une prédisposition naturiste dans le sens où on recherchait à endurcir les patients au contact de la nature et de ses éléments en vue de stimuler leurs défenses pour évacuer les miasmes. Les exemples français les plus connus se trouvent à Berck où la Doctoresse Duhamel expose nus à l’air marin des enfants atteints de rachitisme en 1857, à Arcachon, dans les années 1860, qui deviendra un lieu de traitement pour les tuberculeux, à Hyères où en 1880 le Docteur Vidal fonde un sanatorium de thalassothérapie et également à Marseille avec l’abbé Legré. Œuvrant pour une réhabilitation du corps dans son ensemble, ce discours militant hygiéniste, avec l’appui de la philosophie des Lumières, correspondra en France à une forme de contestation de la religion, de la vie mondaine et de la bourgeoisie hypocritement pudibonde.
On retrouve chez les précurseurs de l’hydrothérapie le souci d’adopter des principes de modération favorables à la santé. Il s’agit de prendre conscience des entorses faites aux règles de l’hygiène par la vie citadine. Non seulement ces considérations hygiénistes étaient proches des premiers naturistes, mais, en outre, l’hydrothérapie permettait à la population de prendre conscience de l’existence de la peau, autrefois honteusement cachée sous des couches de vêtements et de la nécessité de se laver régulièrement. Adoptant des principes hygiénistes de la médecine hippocratique, certaines critiques de la société moderne se retrouveront dans les premiers livres naturistes du XXe siècle. C’est ainsi qu’on retrouve en 1843 chez le Dr Geoffroy, dans son livre « Thérapeutique et diététique de l’eau froide », une critique sévère des vêtements, des lits trop couverts, des logements vétustes et fermés. Ambroise Paré et Montaigne dénonçaient déjà le port du corset. Dans un élan de contestation générale, les adeptes du kneippisme s’opposent également aux modes vestimentaires qui tourmentent et déforment les corps. De même, la notion de tempérance et de pondération quant à l’alimentation sera un des thèmes largement développés par les frères Durville et par le Dr Poucel au XXe siècle ; des consignes qui visent explicitement à lutter contre la dégradation physique et morale des êtres, un défi constant que nous retrouverons plus tard dans les écrits de Kienné de Mongeot. Cette interprétation d’une santé tributaire d’une bonne hygiène de vie est un tournant dans la science médicale du XIXe siècle et sera à la base de la pensée des médecins naturistes du XXe siècle. Cette médecine néo-hippocratique ne se contente plus d’une contemplation passive des éléments naturels.
Entre la médecine moderne et la révolution pasteurienne
Au début du XXe siècle, les théories médicales concernant la physiologie commencent à être étayées par de solides connaissances, avec, notamment, le pasteurisme. Les découvertes de la microbiologie relèguent dans les esprits français la tradition humorale vitaliste, source des premières inspirations hydrothérapiques, comme une conception archaïque, d’autant que le kneippisme ne suscite guère l’enthousiasme auprès de la population française. De plus, la prééminence de la médecine officielle ébranle l’ancienne vocation soignante de l’Église dans les esprits.
Pour autant, les précurseurs du mouvement médical naturiste ne sont pas avares de critiques envers le pasteurisme. D’après eux, on recherche avant tout à éradiquer les maladies avant d’analyser les causes. On oubliait trop souvent l’aspect fondamental de la mauvaise hygiène considérée comme la cause principale des maladies. On ne cherchait plus à fortifier les individus pour prévenir les maladies, mais à traiter les microbes. La connaissance des microbes et des bactéries ne devait pas sous-estimer l’hygiène et la nature.
Après avoir été fragilisées par les découvertes microbiennes de Pasteur, les thèses de la médecine naturiste reviennent au début du XXe siècle, finalement renforcées par l’immunologie. Consolidées par les craintes que suscite l’ère industrielle, elles épousent la vision idéale d’une société ensoleillée, baignée d’air pur et de lumière.
Progressivement, l’hydrothérapie, tout comme l’aérothérapie, l’héliothérapie ou la physiothérapie, glissera vers une conception hygiéniste de la médecine d’inspiration néo-hippocratique plus que vers un procédé thérapeutique mal défini.
Ce sont les médecins naturistes, dès 1911 avec Demarquette et le Trait d’Union, et les Durville avec leur institut naturiste en 1913, qui remettront ces préoccupations au goût du jour. Pourtant, tous n’appréciaient pas le terme « d’hydrothérapie », comme les Drs Pathault ou Poucel, qui préféraient mettre en avant des principes de bons sens plutôt qu’une théorie qui n’avait jamais été clairement définie. Pour le Dr Poucel, ce mot désignait une propension à ne s’occuper que des malades alors que les bien-portants réclamaient autant d’attentions thérapeutiques en guise de prévention. En 1920, la baignoire était encore rare dans les habitations et l’eau avait encore mauvaise réputation : on pensait que se laver les cheveux les faisait tomber, que se frictionner la poitrine créait des rhumes, l’appellation « rhume de cerveau » était sujette à tous les préjugés. De ce fait, les médecins naturistes ont été à l’époque d’un grand secours pour que les règles de l’hygiène soient mieux admises par la population. Selon le Dr Joseph Poucel, il était urgent de mettre en place une politique sanitaire à grande échelle. En guise de rappel, en 1953, 4% seulement des habitations françaises étaient dotées de salles de bains. Beaucoup d’écoles n’avaient pas encore l’eau courante malgré la circulaire du 17 novembre 1946, signée de M. Giacobbi du ministère de l’Éducation nationale. Pour réformer des habitudes prises durant plusieurs décennies, il était nécessaire de les accompagner grâce à une politique d’hygiène sociale. C’est grâce à ce travail d’information que Léo Lagrange, premier sous-secrétaire d’État aux Sports et Loisirs, déclare en juillet 1936, dans la revue « Naturisme », apprécier « la précieuse utilité du mouvement naturiste » et invite les docteurs Durville à « concourir à l’œuvre qu’il a entreprise touchant l’organisation des loisirs ».
« Vous envoyez votre linge à la lessive, mais portez-y d’abord votre peau » (Dr Joseph Poucel « Méthodes naturelles et santé », page 168, éd. Signes des temps, 1968).
On peut donc supposer, avec l’historien Arnaud Baubérot, que cette attention nouvelle portée au corps ait préparé la population à modifier ses habitudes alimentaires et vestimentaires, ou, du moins, à avoir un esprit critique quant aux règles de bienséance imposées par la bourgeoisie. Suivant Montaigne et d’autres, les promoteurs de l’hydrothérapie lutteront contre ces traditions vestimentaires telles que le corset, les couches multiples de vêtements, les jarretières, les talons excessivement hauts, les chaussures pointues, les cols serrés, les bébés trop emmitouflés, etc. Pour résumer grossièrement, disons que les hydrothérapeutes et leurs clients ont préparé le terrain des naturistes hygiénistes, qui ont pu plus aisément argumenter quant à l’exposition du corps nu à l’air libre.
Cette vision hygiéniste naturiste est l’expression d’une société qui se voudrait plus respectueuse de l’individu afin de replacer la santé de l’homme au centre des intérêts.
Mais Poucel était réaliste ; il ne récusait pas le recours à la pharmacopée quand elle s’avérait nécessaire, n’étant pas de ces médecins qui laissaient souffrir le malade en espérant une amélioration. Il réprouvait simplement l’usage excessif des médicaments : une simple toux pouvait se guérir sans avoir systématiquement recours à la chimie ; de même, les douleurs musculaires causées par une longue marche nécessitaient juste du repos et quelques étirements.
Dans un premier temps, dès le milieu du XIXe siècle, tant en France qu’en Allemagne, il était question de lutter contre une forme de dégénérescence résultant des conditions de vie modernes. Il s’agissait donc de promouvoir un ensemble de règles de vie plus ou moins strictes. Le train de vie mondain de la bourgeoisie, marqué par un excès de nourriture et de confort, provoquait un ramollissement général des capacités physiques. Les pauvres étaient coupables de faire des enfants chétifs, élevés dans des lieux sans fenêtre, mal aérés et sans hygiène. Les deux classes sociales transmettaient leurs tares à leur descendance. Cette hygiène sanitaire élevée au rang de nécessité de survie de la nation est devenue au fil du temps un véritable enjeu social à grande échelle. Ce sentiment de dégénérescence généralisée n’a fait que s’accroître après la première guerre mondiale avec les mutilés et ces hommes terriblement affaiblis psychiquement et physiquement.
J’ai toujours pensé qu’il y avait un lien entre médecine et naturisme, me voilà rassuré,je remercie l’auteur de cet article.